Comme un marin qui n’avait plus foulé la terre ferme depuis presque une année, comme un marin, de retour au port après une expédition en mer de plusieurs mois, Gum avait vraiment du mal à se réhabituer aux bonnes mœurs qui régissait la vie en communauté. Ses anciennes habitudes bourgeoises de bonne famille avaient quasiment toutes disparu, à tel point que pendant les repas, Gum délaissait les couverts pour ne plus manger que salement et avec ses doigts bouffis. Habitude qui avait d’ailleurs le don d’irriter Sylvia et Nana, qui n’aimaient pas trop qu’il fasse montre de ce genre de manières devant les filles Fossil. Quant à elles, devant ces situations pour le moins cocasses, les adolescentes riaient de bon cœur. En effet, elles ne se moquaient pas de lui, mais se contentaient de rire, tout simplement. Elles, qui ne l’avaient que fort peu connu jusqu’alors, prenaient maintenant un malin plaisir à découvrir enfin ce père adoptif qui leur avait offert une vie aisée, en Angleterre.
Quant aux manières de faire de Gum, elles étaient foncièrement inappropriées, voire complètement déplacées. En même temps, il était difficile d’en vouloir à un rescapé d’un naufrage. Car, selon ses dires, il s’était échoué sur un îlot perdu dans les Caraïbes et avait été coupé de la civilisation pendant plusieurs jours. Toutefois, Sylvia avait bien du mal à le croire. Quant à Nana, elle n’était pas dupe non plus et elle ne croyait pas un mot de ces pathétiques sornettes de vieux conteur. Seules les trois sœurs Fossil acceptaient les histoires fort rocambolesques de leur père adoptif sans broncher et avec amusement. Parlant la bouche pleine, il leur contait son périple et sa survie sur l’îlot en faisant le plus de bruit possible avec ses bruits de mastication, proprement insupportables.
Gum avait toujours été plus ou moins un gros mangeur, mais depuis qu’il était revenu de sa malheureuse expédition dans les Caraïbes, qui avait bien failli lui coûter la vie, son appétit n’avait plus de limites. Surtout lorsque l’on sait que l’équipage du naufrage avait été en proie à la famine et que Gum avait échappé de justesse au détestable cannibalisme qui guette les marins en mal de nourriture en mangeant des rats. Puis, leur navire s’était échoué sur un îlot perdu, au sein des Caraïbes.
Sur son île, sa jambe amputée lui avait causé pas mal de désagréments, que ce soit pour la chasse ou pour la pêche. La cueillette devint ainsi son seul moyen de subsistance ou presque, quand les rongeurs se firent de plus en plus rares ; n’oublions pas le rhum de la cargaison, qui avait également constitué l’élixir magique et salvateur qui l’avait maintenu en vie et avait évité qu’il ne se laisse aller à la folie. Il était malheureusement devenu accro à cette vile boisson du démon. Mais en même temps, encore une fois, c’était bien grâce à cette liqueur qu’il avait miraculeusement tenu durant ces longs jours d’exil. Son sauvetage, toujours d’après ses dires, n’était dû qu’à une bouteille de ce rhum que, en désespoir de cause, il avait jetée à la mer avec un message à l’intérieur. Cette bouteille avait été trouvée par un heureux hasard et des secours avaient été dépêchés sur place, le sauvant in extremis de la famine. Si jadis, il n’avait pas de considération particulière pour le temps qui passe, aujourd’hui, Gum chérissait chaque seconde de son existence et se nourrissait à chaque repas comme s’il vivait son dernier jour sur Terre.
Désormais, non content de s’empiffrer à chaque repas, il s’enivrait aussi dès qu’il en avait l’occasion. Gum était dorénavant devenu connu pour son penchant maladif envers la boisson, et chaque repas était une opportunité pour s’étourdir et se perdre davantage dans « la divine bouteille ». Il buvait, incontestablement, infiniment et inlassablement. Il ne pouvait plus résister à l’appel de la bouteille, plongeant de plus en plus profondément dans cette terrible addiction. Telle une source inépuisable, le rhum coulait à flots et passait directement du tonneau ou de la bouteille au verre de Gum, sans même passer par l’intermédiaire d’un pichet.
Ces jours-là, Gum buvait même de ce rhum, venu tout droit du fin fond des Caraïbes, bien plus que d’habitude. Il en buvait en quantité absolument déraisonnable, remplissant son ventre et son estomac à ras bord, à croire qu’il ne se nourrissait plus que de cela. Avec presque toujours un tonneau sous le bras, Gum avait acquis le véritable regard d’un vrai pirate. Qui plus est, sa jambe en bois et la perte de son œil droit durant sa malchanceuse expédition, dissimulé sous le cache-œil qu’il portait depuis, n’avaient pas particulièrement aidé à dissocier l’image du pirate traditionnel de l’image de leur père auprès des trois sœurs Fossil. À présent, une assez longue barbe blanche, mangeait son visage, comme celle d’un capitaine de bâtiment. Il ne lui manquait plus qu’un perroquet sur son épaule et un tricorne à plumes pour compléter son déguisement de hors-la-loi des mers.
Quand tout à coup, au cours du repas, tandis qu’il était en train de ronger l’os d’une cuisse de poulet avec minutie, un éclat de rire soudain le détourna de sa concentration et attira son attention. Car ce rire était aussi hypnotique qu’un chant de sirène, tellement beau et mélodieux qu’il pouvait, à lui seul, emporter dans les flots tout homme qui naviguerait avec le cœur pour gouvernail. C’était celui de sa plus grande fille Fossil, celui de sa Pauline. De plus, à la simple vue de la bouche rose de sa fille adoptive qui s’était mise à dessiner deux parenthèses à chaque recoin de ses fines lèvres, lors de son appétissant sourire, Gum fut complètement envoûté et pris sous son charme. Pour tous les regards, Pauline était d’une beauté indéniable et pourtant, Gum n’avait encore jamais porté d’attention particulière à celle-ci. Du moins, jusqu’à aujourd’hui.
À dix-sept ans, l’aînée de ses filles était effectivement une très belle jeune femme, avec son long cou d’une couleur oscillant entre le blanc et le rose et son joli petit nez retroussé. Dieu, comme elle était belle ! Une vraie déesse qui remontait des abysses de son âme. Son ravissant visage rayonnait d’une beauté sans équivoque et, à première vue, il semblait être le plus beau masque qu’une femme ait pu porter. Ses innombrables taches de rousseur sur son visage l’apaisait, en lui rappelant les nuits solitaires qu’il avait passées sur son île déserte, quand il regardait les étoiles en rêvant à son retour en Angleterre.
Foncièrement, Pauline avait tout d’un trésor. Elle était en effet une beauté unique, qui légitimerait à coup sûr devant la loi des hommes un kidnapping pour obtenir une rançon. La beauté de son physique était époustouflante à tel point que Pauline semblait être un mirage aux yeux du vieux Gum, une tromperie de son esprit, noyé dans le rhum pernicieux. Mais en même temps, Pauline était de celles qui était naturellement belles, et qui n’avaient donc besoin d’aucun artifice pour s’embellir. Il était donc difficile, pour un homme tel que Gum, de ne pas poser des yeux énamourés sur elle, et il lui était mille fois plus difficile encore de détourner son regard. Car Pauline était une demoiselle plus que parfaite. Sa magnifique chevelure blonde et ondulée, impeccablement soignée, était digne des coiffures de toutes les starlettes hollywoodiennes. Pauline aux cheveux dorés, au teint à la fois rose et blanc, avait tout de l’apparence d’une adorable poupée de porcelaine. De plus, en tant qu’aînée des trois sœurs Fossil, elle était toujours habillée avec des vêtements neufs, ce qui la rendait encore plus désirable. Alors qu’il était en train de mastiquer un gros morceau de blanc de poulet, Gum ne pouvait s’empêcher d’imaginer le goût de la peau de Pauline. Quel goût avait-elle ? Sa chair semblait si appétissante qu’il était certain qu’elle devait être aussi délicieuse au palais qu’une tranche de jambon bien frais et tendre.
À présent, Gum regardait la jeune Pauline avec un regard presque pervers, et le rhum qu’il ingurgitait n’aidait certainement pas à effacer cette vilaine pensée. Bien au contraire, alors qu’elle avait brièvement posé ses yeux sur lui, Gum n’hésita pas pour lui lancer un clin d’œil que beaucoup aurait considéré comme tout à fait déplacé. D’ailleurs, Pauline plongea son regard dans son verre d’eau pour échapper à cette situation fort déstabilisante.
Le repas se termina dans le plus grand calme, puis les femmes se mirent bientôt à la tâche pour débarrasser la table, chacune ayant sa propre mission. Gum vit alors Pauline se lever et faire le tour de la table, dans le sens inverse des aiguilles d’une montre. Pauline s’activait à plier les serviettes de table et à les empiler les unes sur les autres sur l’un de ses avant-bras pour les transporter plus facilement vers la cuisine. Arrivée à sa hauteur, Gum vint à avoir une attirance malsaine pour Pauline, qu’il voyait avant tout comme la femme idéale, qui l’attendrait docilement au port. Elle serait sa bouée de sauvetage dans la vie, comme il l’avait été pour elle, il y a de cela maintenant dix-sept longues années, le jour où il l’avait sauvée du naufrage du Titanic. Il se sentait incroyablement chanceux, remerciant sa bonne étoile pour avoir été celui qui l’avait trouvée.
Aussi, sans réfléchir une seconde aux conséquences de son geste, Gum arma sa main et, de sa paume enduite de graisse de poulet, il donna une tape légère et rapide sur le séant de Pauline, qu’il commenta par un abrupt : « À l’abordage ! »
Le « aïe » aigu qui s’échappa des lèvres innocentes de Pauline, qui sursauta, avait fait sourire et satisfait les oreilles âgées de Gum. La main bouffie avait laissé son empreinte grasse imprégner le tissu de sa robe aux motifs fleuris, aussi rapidement et aussi sûrement que le visage du Christ s’était imprimé sur le voile de Véronique.
– Pour l’amour de la sainte Cène, mais qu’est-ce qui vous arrive !? le vilipenda Nana au quart de tour.
– À quoi ça sert de garder une meute de femmes dans cette maison, si aucune d’entre elles n’est là quand j’en ai besoin ! s’exclama Gum sans vergogne.
– Elles ne sont pas des jouets pour votre bon plaisir ! lui répondit Nana vertement. Venez les filles ! dit-elle ensuite aux Fossil, en prenant d’abord soin de prendre Pauline par les épaules pour la sortir en premier de la salle à manger.
Ah, cette Nana ! Toujours en train de l’enguirlander pour un oui ou pour un non. De toute façon, elle avait toujours quelque chose à dire, à lui reprocher ; elle avait toujours un prétexte pour saper son autorité. C’était tout de même lui le chef de la maison, non ? C’était lui le capitaine de ce bon vieux rafiot qu’était le 999 de la rue Cromwell, tout de même ! Quelle était cette manie de toujours vouloir faire la loi ! Déjà qu’elle était à l’origine de la vente de quasiment toute sa collection de fossiles… Après tout, ne disait-on pas que les femmes portaient malheur sur un navire ? Eh bien, cette Nana lui apportait bien du malheur au sein de son domicile. Il se mit à prier pour que vienne rapidement le jour où elle ne ferait plus du tout partie de son équipage familial. Gum en rêvait secrètement.
– Vous avez changé Gum… remarqua sa nièce Sylvia avec désolation, avant d’abandonner les lieux à son tour et de laisser Gum, seul avec sa honte.
Mais c’était à cause de sa forte consommation d’alcool, et non à cause d’une honte quelconque, que le visage bouffi de Gum avait maintenant pris une teinte aussi rouge au niveau des pommettes et de ses joues que les tomates qui garnissaient la table. Gum resta seul à table, seul dans la pièce, à boire, verre après verre, heure après heure, tout en imaginant prendre d’abordage le lit douillet de sa chère et tendre Pauline. Ce soir, se promit-il. Néanmoins, il termina sa soirée à ronfler dans le creux de son assiette.