Endoctriné par cette toute nouvelle façon de penser qui était celle de la lutte des classes, le paléontologue Matthew Brown, surnommé Gum, était très vite devenu un fervent adhérent aux idéaux marxistes, qui pullulaient en ce XXe siècle de débauche athée. En effet, depuis son retour de Russie communiste, le comportement du professeur londonien avait radicalement changé. Il faut dire qu’avec la prise de pouvoir des bolcheviques, plus rien n’était vraiment comme avant dans l’ancien pays des tsars, mais aussi dans le reste du monde, en cette fin d’année 1936.
Forcené défenseur d’une société plus égalitaire et donc plus juste, selon son point de vue, page après page, monsieur Brown pervertissait son esprit tous les jours un peu plus, en lisant les ouvrages de Marx et de son confère Engels, ou encore ceux de Lénine. Parcourant leurs livres sans relâche avec une avidité incommensurable, il se jetait même parfois à cœur perdu dans les écrits philosophiques de l’anarchiste français Blanqui. De toute façon, il n’y avait plus que ça à lire dans sa demeure, qui ne servait plus qu’à faire la promotion de l’abolition des castes. Les autres livres de sa bibliothèque avaient été brûlés, car jugés sans intérêt, mais surtout trop dangereux, refusant que les filles de sa maison soient endoctrinées par le mensonge.
C’était son vieux camarade Boris, le père de Petrova, qui avait initié sa transformation. Officiellement et pour tout le monde, Boris s’était tué à la tâche dans une mine de sel, après avoir perdu son épouse, morte en couches. Mais en vérité, il était toujours vivant et avait vu Trotski exporter la révolution bolchevique dans les autres pays d’Europe. Pas le temps pour lui de s’occuper d’un bébé donc. Pour la révolution, Gum avait accepté de s’occuper de la fille de son ami, mais maintenant que Petrova était assez grande et mûre pour s’occuper d’elle-même, Gum réfléchissait surtout à la bonne éducation qu’il allait laisser au reste de sa famille.
Aussi, intimement persuadé que le communisme était l’avenir, Gum décida de préparer sa famille à cette nouvelle ère, qui verrait l’extinction du paupérisme. Dorénavant, le communisme était la seule chose qui devait exister, au bout de la longue route de Brompton, à Londres, au 999 Cromwell Road, dans cette demeure aux pièces immenses, sur six étages, sans oublier le sous-sol.
Dans cette maison, Gum tâcha de créer un véritable petit paradis communiste, en prenant pour cobayes les membres de sa famille et, pour se faire, tout devait être changé. Dans les premiers jours de la mise en place de son projet, Gum s’était même séparé de l’ensemble de sa collection de fossiles. Bien sûr, cette vente lui avait déchiré le cœur, mais il devait vendre tout ce qu’il avait acquis au fur et à mesure afin de faire oublier à ses trois filles adoptives le concept absurde de propriété.
En effet, il ne faisait pas ça que pour lui. Non, il faisait surtout cela pour Pauline, Petrova et Posy. D’ailleurs, il rêvait déjà que l’une d’entre elles embrasse à bras ouverts les mêmes idéaux que lui et devienne la future Rosa Luxemburg d’Angleterre. En somme, une leader du communisme britannique ! Petrova, en qualité de pure descendance bolchevique, aurait pu jouer ce rôle, mais au fond de lui, Gum espérait plutôt que ce titre revienne à Pauline. Celle-ci avait déjà acquis un talent d’actrice, mais elle était surtout si attrayante que sa beauté mobiliserait à coup sûr bon nombre d’individus pour défendre cette noble cause.
Les seuls objets matériels qu’il conservait précieusement étaient son stylo et son carnet, uniquement dans le but de noter ses observations et ses pensées durant cette expérience sociale. Armé de ces ustensiles, et bien qu’il se déplaçât extrêmement lentement à cause de sa jambe blessée, il arrivait toutefois à faire le tour de sa maison, plusieurs fois par jour et quotidiennement avec des yeux d’huissier. Il allait de pièce en pièce, de chambre en chambre, inspectant tout, toujours un livre sur l’idéologie rouge sous le bras. Il passait ses journées à regarder ce qui pouvait être amélioré pour les bienfaits de son projet.
Tous les jours, Gum tâchait de mettre en place son utopie, se félicitant déjà pour le jour où il y serait totalement parvenu. Il s’imaginait écrire un livre retraçant cette aventure qu’il aurait vécue à huis clos, afin d’encourager ses voisins à faire de même, à imiter son modèle, pour que, dans toute la ville et dans tout le pays, se répande enfin la seule vérité en ce bas-monde.
Mais avant de commencer à penser au monde entier, Gum devait d’abord se résoudre à corriger ce qui n’allait pas chez lui. Il avait donc fait enlever toutes les portes à l’intérieur de la maison, même celle, pourtant importante, de la salle de bain. Il ne devait plus y avoir aucune intimité pour personne, car tout devait appartenir à la collectivité ! Dorénavant, ils dormaient tous au sein d’une seule et même pièce pour pouvoir s’habituer à accueillir des sans-abris. Il va sans dire que ce nouveau modèle déplut fortement à tout le monde, mais en tant que chef de famille, Gum restait le seul décisionnaire.
Il avait même rebaptisé sa maison en « Commutopia », bien que Nana l’appelât sans cesse « Gumutopia », non seulement pour ridiculiser le maître des lieux sur son choix de devenir un Rouge, mais aussi pour critiquer le régime dictatorial qu’il imposait à toutes et tous. C’est d’ailleurs en partie à cause de cette appellation ronflante que, aujourd’hui, Nana avait été convoquée dans le bureau de Gum. Du point de vue u maître de maison, Nana devait quitter les lieux le plus rapidement possible, pour assurer la pérennité de son projet. N’ayant plus besoin de ses services, son but était de trouver un prétexte valable pour la renvoyer et Gum semblait avoir déjà trouvé une faute le matin même pour la mettre à la porte.
Bien qu’étant de pur sang britannique, avide d’une justice équitable, Gum se sentait russe dans l’âme, éprouvant de plus en plus de penchants russes. Qui plus est, pour fortifier ce sentiment, il avait même récemment russifié son surnom et maintenant, il ne souhaitait plus qu’on l’appelle autrement que « Camarade Gumski ». Mais il n’y avait pas que lui qui avait eu droit à une russification, car Pauline avait, elle aussi, été rebaptisée en Polína.
Une fois encore, il accordait en un intérêt particulier pour la jeune fille ; il la prenait sous son aile à la moindre occasion pour la former à son futur destin de propagandiste. Voilà pourquoi Polína fut la seule des sœurs Fossil à être conviée à cette mascarade, à cette parodie de procès contre Nana, qui avait été convoquée pour avoir – une énième fois – oublié de porter un vêtement rouge lors de l’inspection matinale.
Ce fut la chose qui lui fut reprochée, maintenant qu’il y avait obligation de porter au moins un vêtement rouge et visible durant la journée, en soutien aux combattants communistes dans le monde. Polína, vêtue d’un petit gilet en laine vermillon, épaula donc un Gumski, affublé d’une cravate rouge sombre lorsqu’il prononça son verdict.
– Vous, chère madame, êtes un poison qu’il faut combattre ! dit-il avant de congédier Nana pour de bon.
L’expulsion de la nourrice marqua le début de l’ère réelle de son utopie. Nana avait été l’opposante la plus obstinée à ce changement essentiel et, Gum devait bien le reconnaître, elle avait été une adversaire redoutable pendant plusieurs semaines.
C’est ainsi qu’à partir de ce jour, alors qu’il venait à peine de chasser Nana de chez lui et alors qu’elle se trouvait encore sur le perron avec ses valises, il organisa une réunion familiale pour rendre hommage à la combativité de cette dame, en acceptant que le titre de « Gumutopia » soit accolé à sa demeure.