[ Fanfic-Audio ] BALLET SHOES : April Birthday (voix off féminine)


Aux yeux de Gum, qui l’avait sauvée du naufrage du Titanic, dix-sept ans plus tôt, le 15 avril était devenu le jour anniversaire de sa fille adoptive Pauline, la première Fossil de l’histoire britannique. Toutefois, pour le reste de la modeste famille, l’anniversaire de Pauline se fêtait plutôt en décembre, coïncidant ainsi avec le jour où, encore toute petite, elle avait rejoint le domicile Brown, à Cromwell Road. Ainsi, cela donnait à Pauline Fossil la chance de pouvoir fêter son anniversaire deux fois par an. Celui de décembre était l’occasion de recevoir au moins un cadeau de la part de la demi-douzaine de femmes qui habitait la maison, tandis que la journée d’avril était réservée à une balade à bord d’un taxi privatisé où, accompagnée de Matthew Brown, qu’elle surnommait affectueusement “Gum”, comme tout le monde dans la famille, elle avait le droit de demander à aller là où elle le voulait dans la ville londonienne.

Mais dans la réalité, au cours de ses dix-sept ans d’existence, Pauline n’avait jamais fêté son anniversaire à bord d’un taxi privatisé un 15 avril. Tout ce qu’elle recevait ce jour-là était une simple lettre de la part de Gum, qui était en mission à l’étranger, quelque part, qui lui souhaitait de passer un agréable anniversaire et qui lui promettait que l’année prochaine, c’était sûr, elle sillonnerait Londres rien qu’avec lui. Jamais elle n’avait fêté son anniversaire un 15 avril, du moins, jusqu’à ce jour de 1929, où Gum était enfin revenu d’un long voyage, le 10 avril, et qu’il avait tenu sa promesse, cinq jours plus tard.

Ainsi, à l’heure du thé, en ce jour tant attendu, assise à la table d’un bon restaurant, Pauline avait la bougeotte et ne savait trop où se mettre, se sentant quelque peu perdue face à la situation inédite. Non pas qu’elle eût peur qu’il puisse lui arriver quelque chose en particulier, car elle était en compagnie de quelqu’un de confiance en la personne de Gum, mais jusqu’à aujourd’hui, jamais elle ne s’était retrouvée en tête-à-tête avec lui. Disons que cela la gênait un peu, puisque, en plus, depuis son retour, Gum n’arrêtait pas de dire qu’il avait quelque chose d’extrêmement important à lui annoncer. Il lui avait même répété plusieurs fois de bien s’habiller pour l’occasion. Pauline avait donc docilement obéi à son tuteur et elle avait mis un point d’honneur à se vêtir comme si elle se présentait à une audition, c’est-à-dire, élégamment habillée de ses affaires noires du dimanche et, décorant sa blonde chevelure, un magnifique ruban bleu clair, qui la coiffait de telle sorte que les mèches de cheveux de ses tempes retombaient de chaque côté de ses oreilles roses et délicates. Mais, mis à part « joyeux anniversaire », qu’avait-il donc à lui dire de si important pour tenir Garnie ou même ses deux autres sœurs Fossil à l’écart ?

Plus elle réfléchissait à cette question, moins Pauline se sentait à l’aise à propos de cette annonce. Régulièrement, elle jetait des regards par-dessus son épaule afin d’observer les tables voisines du restaurant, pour regarder ailleurs et penser à autre chose. Puis, la jeune fille se retournait ensuite vers Gum, pour le trouver invariablement en train de croquer à pleines dents et d’un air gourmand une énième petite pâtisserie viennoise bien sucrée. En effet, depuis qu’ils étaient entrés dans ce restaurant, Gum engloutissait pâtisserie sur pâtisserie, s’empiffrant sans cesse. Sa faim d’ogre ne semblait jamais être rassasiée, comme pouvait l’attester la crème sucrée qui saupoudrait sa moustache et sa barbe, comme des flocons de neige minuscules. Pauline, quant à elle, était bien trop occupée par ce qui avait motivé sa présence pour pouvoir avaler ne serait-ce qu’une miette d’un gâteau.

Gum semblait avoir une grande nouvelle à lui annoncer, mais enfin, quelle était-elle ? Même s’il était son père adoptif depuis le berceau, Pauline ne connaissait pas vraiment cet aventurier qu’était Gum. En effet, elle ne l’avait que très peu vu au cours de ses dix-sept ans et, somme toute, leur relation n’avait quasiment été qu’épistolaire. Pour ainsi dire, c’était presque un étranger à ses yeux, même s’il s’était beaucoup plus dévoilé à elle ces temps-ci, grâce aux nombreuses lettres qu’il lui avait adressées depuis le début de cette année 1929.

Curieusement, ce changement s’était opéré tout de suite après les fêtes de Noël de l’année précédente, comme en réponse au cadeau commun des Fossil, qui lui avaient envoyé une photographie d’elles, les trois sœurettes. À peine le mois de janvier avait-il débuté que la famille du 999, Cromwell Road au complet s’étonna de recevoir de plus en plus de lettres de Gum, surtout en février et encore plus en mars. Et, chose d’autant plus curieuse, pratiquement l’ensemble de ses lettres étaient destinées à Pauline, qui se mit dès lors à crouler sous le nombre hallucinant de missives. Par ailleurs, au cours de ses lectures, la jeune fille remarqua que l’écriture de Gum n’était plus la même qu’auparavant et qu’il tendait davantage vers la poésie. Certes, le principal sujet de conversation demeurait toujours cette vaine promesse d’être là pour son anniversaire d’avril, mais toutes ses lettres se finissaient dorénavant par de plus en plus de mots doux à son égard. Ce qui fait que, au début du mois d’avril, Pauline avait sous son lit une centaine de lettres au total, empilées dans une boîte à chaussures, soit pas moins d’un courrier tous les jours pendant chaque semaine, sauf le dimanche, bien entendu. Ce calcul donnait d’ailleurs à penser à Nana que Gum devait résider à proximité de Londres pour pouvoir poster ses lettres en temps et en heure.

Quoi qu’il en soit, Gum était maintenant à nouveau là, au sein de la capitale de l’Empire. Mais quand bien même était-il de retour à Cromwell Road depuis le 10 avril, cela n’avait laissé que trop peu de temps à Pauline pour se familiariser avec cet individu, quand celui-ci l’embrigada enfin dans cette promesse de balade le 15 avril.

En proie à de plus en plus d’interrogation au moment d’aller prendre le thé au restaurant, Pauline osa prendre la parole en ces termes, alors que Gum ruminait en silence une nouvelle pâtisserie :

– Quel est donc ce secret que vous désirez m’avouer ?

Arrêtant net sa dégustation, Gum recracha aussitôt le bout de gâteau qu’il avait en bouche dans sa serviette de table, puis se lécha les doigts enduits de sucre un à un, avant d’enfouir sa main bouffie dans l’une des poches de son veston pour en ressortir une enveloppe, qu’il tendit immédiatement à Pauline. Comme s’il n’avait attendu qu’une seule parole de cette dernière pour se défaire enfin de son fardeau.

– Qu’est-ce que c’est ? demanda d’ailleurs celle-ci en s’emparant de ladite enveloppe.

– Ouvrez et vous verrez, dit Gum d’une manière étrange.

Pauline ouvrit alors l’enveloppe, espérant peut-être y découvrir un billet de bateau pour Broadway. En tout cas, elle s’attendait clairement à autre chose qu’à une banale feuille de papier, mais elle fit contre mauvaise fortune bon cœur et la déplia rapidement. Craignant d’abord d’avoir à faire face à une énième lettre pour lui souhaiter un bon anniversaire, Pauline survola les lignes de la feuille avant de stopper net sa lecture et de lever des yeux emplis de stupeur vers Gum.

Avait-elle mal compris ce qu’elle venait de lire à l’instant ? Ou bien, tout ceci était-ce véritablement la vérité ? Pauline refit une rapide lecture de la lettre pour en être sûr, mais à la toute fin de sa seconde lecture, elle fut bien obligée d’en croire ses yeux. Une seule question lui vint alors à l’esprit : pourquoi ? Oui, pourquoi Gum la déshériterait-il ? Pourquoi Gum renoncerait-il à son adoption ? Pourquoi comme ça, du jour au lendemain ? Mais surtout, pourquoi lui infliger une pareille punition ? Après tout, qu’avait-elle fait pour mériter cela ? Qu’avait-elle fait pour redevenir une parfaite étrangère aux yeux de Gum ? Et maintenant, qu’allait-elle devenir ? Une sans-abri ? Si l’avenir lui réserverait ce sort, elle pouvait déjà dire adieu à ses rêves d’être actrice…

Dans l’incompréhension la plus totale, la bouche légèrement entrouverte, mais aussi muette qu’une tombe, Pauline fixa intensément Gum avec de grands yeux qui demandaient un semblant d’explication, ou au moins un début de réponse. Mais sans dire quoi que ce soit, Gum se contenta, quant à lui, de prendre l’une des mains de Pauline et de la porter à ses lèvres afin d’y déposer un doux baiser, un de ces baisers que seul un gentleman osait normalement poser, dans le but de faire la cour à une dame. Après ce baiser, il la tapota doucement, comme on le ferait sur la tête d’une enfant bien sage et ne lâcha plus la douce main de Pauline, alors même qu’il se remettait à picorer les petites pâtisseries présentées sur leur table avec son autre main.

Le cœur de Pauline battait maintenant à tout rompre. Elle gardait la lettre serrée dans une main et dans l’autre, sa main fine et blanche disparaissait dans la main bourrue de Gum, qui semblait ne plus vouloir la lâcher. Il n’allait donc pas l’abandonner à son propre sort ? Quel dessein avait-il en tête pour elle ? Ou pour eux ? Que désirait-il vraiment d’elle ?

Mais une dernière question la tarauda davantage : si elle ne devait plus être considérée comme la fille adoptive de Gum, alors, quel autre rôle pourrait-elle jouer envers ce Matthew Brown, qui pourtant, semblait lui témoigner toujours autant d’amour ?

En tout cas, Pauline se souviendrait longtemps de son premier anniversaire d’avril, le jour où, comme unique cadeau, elle dut abandonner malgré elle son ravissant nom de jeune fille, au profit de celui de son futur fiancé.


 

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