Bien que la pluie soit un élément quasi constant dans la vie d’un Anglais, ce déluge calamiteux qui bombardait le manoir des Croft depuis maintenant plusieurs jours sans discontinuer ne présageait rien de bon, car ces torrents qui déferlaient d’un ciel grisâtre semblaient davantage être la manifestation de la colère d’un être surnaturel que de simples nuages surchargés d’eau. Et encore une fois, bien que la pluie soit tout à fait naturelle en Angleterre, le vieux majordome Winston ne pouvait s’empêcher de penser qu’il s’agissait peut-être là d’une malédiction en lien avec Lara.
Craignant que sa protégée ait échoué dans l’une de ses quêtes pour retrouver un artefact qui devait préserver la planète d’un terrible cataclysme, Winston se rendit compte qu’il était en proie à une peur incontrôlable qui l’empêchait de vaquer comme d’habitude à ses obligations de majordome. En l’absence de Lara, empêtré dans cette inquiétude constante qu’elle puisse être en danger, la grande demeure – beaucoup trop grande d’ailleurs pour un seul homme – était devenue pire qu’une prison pour le gardien des lieux.
Aussi, le dos voûté par la vieillesse et traînant les pieds, il patinait de ses pas fatigués le carrelage italien avec ses chaussures en cuir impeccablement cirées. Il avait déjà fait le tour plus d’une dizaine de fois de chaque salle, de chaque chambre et de chaque couloir. Le vieux maître de maison déambulait tristement de pièce en pièce, son plateau d’argent posé sur une main, qui ne le quittait jamais, comme si c’était un porte-bonheur. Puis il revenait sans arrêt sur ses pas, comme s’il voulait effectuer un rituel purificateur pour calmer la divinité maléfique qui était sûrement à l’origine du déluge qui faisait rage au dehors.
Certes, Winston avait l’habitude des expéditions qu’entreprenaient Lara et de ses chasses aux trésors répétées autour du globe. Pourtant, malgré toutes ces années passées au service de l’héritière Croft, le majordome ne parvenait toujours pas à s’y faire. Il ne cessait d’avoir peur qu’il ne lui arrive quelque chose de grave au cours de l’un de ses voyages à l’autre bout du monde. Mais surtout, il était effrayé à l’idée qu’elle ne revienne jamais, ou plutôt qu’elle revienne, mais dans une urne, son corps réduit à un tas de poussière.
À force de toujours imaginer le pire, encore aujourd’hui, Winston était sur le qui-vive. Il passait le plus clair de son temps devant les fenêtres du manoir afin de tenter d’y discerner la silhouette de Lara, qui serait enfin sur le chemin du retour. Mais ce jour-là, à cause de la météo qui rendait l’horizon flou et invisible, il était plutôt à l’affût du moindre bruit incongru et inhabituel qui viendrait perturber cet opéra diluvien.
Puis soudain, Winston poussa un long soupir de soulagement en entendant enfin le bruit caractéristique d’une moto qui se rapprochait.
« Merci Seigneur ! » s’exclama-t-il d’ailleurs spontanément en se rendant compte que “sa” Lara était encore en vie, mais aussi et surtout que bientôt, il n’allait plus être la seule âme à occuper l’immense manoir.
Pressant ses vieilles jambes usées autant par l’âge que par les tâches, Winston parvint à rejoindre la porte d’entrée plutôt assez rapidement, compte tenu de son habituelle allure de vieillard. Puis, arrivé devant la grande porte, il reprit son souffle et se posta, immobile comme une statue, non loin de cette haute porte en bois d’olivier, avant de tendre l’oreille attentivement.
« Un, deux, trois, quatre… » marmonna-t-il en pensée, imaginant et comptant les pas de Lara en train de fouler le gravier pour que, le moment venu, il puisse lui ouvrir la porte, pile au dernier moment.
« Cinq, six… » Dieu soit loué, son Alzheimer ne semblait pas sévir aujourd’hui.
Et une fois qu’il entendit Lara respirer bruyamment, signe qu’elle était toute proche de la porte, Winston projeta précipitamment sa main ridée et tremblotante sur la poignée en cuivre et ouvrit en grand l’entrée du manoir… pour rester interdit et décontenancé, car quelle ne fut pas sa surprise de ne trouver personne. Rien, pas de Lara… Il aurait pourtant juré avoir entendu quelqu’un marcher. Était-ce une hallucination provoquée par cette entité présumée qui noyait le manoir sous une pluie battante ? Ou alors ses oreilles lui avaient-elles simplement joué un tour ? Après tout, ces dernières n’étaient plus de toute jeunesse.
Puis, soudainement, tandis qu’il s’apprêtait à mettre le nez à l’extérieur pour vérifier s’il y avait bien quelqu’un sur le terrain de la propriété privée, Lara apparut devant lui, presque aussi sournoisement qu’une hyène, mais en bondissant comme une lionne en pleine chasse.
– Bouh ! hurla-t-elle à la face du vieux monsieur, qui fut alors pris d’une extrême frayeur…
Instinctivement, celui-ci leva les mains pour se protéger le visage avec son inséparable plateau d’argent. Sursautant de peur, il sentit son cœur s’arrêter net. Fort heureusement néanmoins, le franc coup de poing amical que lui asséna Lara sur son épaule fragile eut l’effet d’un défibrillateur et fit repartir son cœur, rendu fragile et souffreteux, aussi bien par les soucis que par les années.
Revenu de sa surprise, Winston était cependant encore tellement sous le choc de son arrêt cardiaque qu’il confondit lady Croft avec un ange tombé du ciel, malgré sa vraie dégaine de survivaliste… Et même si l’eau de la pluie qui perlait de sa chevelure nattée venait embellir encore davantage son joli visage d’ange, c’est en examinant son corps féminin plus en détail que Winston comprit sa méprise, lorsqu’il remarqua que les habits de Lara étaient partiellement recouverts de sang. À son grand soulagement cependant, il réalisa qu’il ne devait pas s’agir du sien, car elle n’avait aucune entaille apparente sur sa peau d’albâtre. Seules quelques taches rouges apparaissaient ici et là, un peu partout sur ses vêtements, tellement trempés que l’aventurière donnait également l’impression de sortir d’une baignade toute habillée.
Vêtue comme à l’accoutumée d’un mini-short et d’un débardeur, tout aussi minimaliste en tissu, celui-ci, en temps normal, ne laissait apparaître que ses bras, le haut de son torse et une partie de son ventre, comprenant le nombril et ses abdominaux. Mais là, il était si troué de toutes parts qu’il laissait deviner d’autres parties de son corps, et plus particulièrement un pan non négligeable de sa généreuse poitrine. En effet, les lacérations qui déchiraient son top laissaient entrevoir davantage de peau que son pudique décolleté.
De nouveau, Winston fut sur le point de défaillir quand il constata qu’il y avait un gros trou béant, situé presque au milieu du vêtement. Cette déchirure commençait au niveau du creux entre les seins pour s’étirer dans une parfaite ligne horizontale jusqu’au sein gauche, comme pour indiquer cette direction spécifique. Pour couronner le tout, cette lacération laissait également voir une importante partie d’aréole qui, à présent bien visible, menaçait à tout instant de s’évader à l’air libre.
À cette pensée, le cœur du vieux majordome s’emballait déjà, car assister à une pareille scène accélérerait à coup sûr son trépas. Winston, qui voulait vivre encore un peu, détourna donc rapidement et pudiquement les yeux de cette vue. Dirigeant vivement son regard autre part, il ne put cependant porter son attention que sur le reste de l’accoutrement si spécial de Lara Croft qui, indéniablement, faisait d’elle quelqu’un d’unique sur Terre.
Pour le reste, ses hanches étaient enserrées d’une large ceinture à deux holsters. Un cartable au cuir vieillot était à sa place, dans son dos. D’épaisses chaussettes montaient jusqu’à la moitié de ses mollets de sportive, à l’instar des vieilles rangers au cuir fatigué qu’elle portait et qui montaient jusque sur la malléole pour protéger ses chevilles. À la vue de ces bottines militaires crasseuses et boueuses, Winston grimaça sans le vouloir à l’idée de bientôt devoir nettoyer les sols. Mais les paroles que lui adressa subitement Lara lui firent l’effet d’un baume réchauffant son cœur meurtri.
– Heureuse de vous revoir en vie, Winston, dit-elle, accompagnée d’un large sourire charmeur et d’un clin d’œil coquin et éphémère.
Ses yeux de biche étaient toujours aussi renversants et Winston oublia instantanément tout le reste : la boue, les parquets qu’il aurait certainement à cirer, les soins qu’il aurait à lui prodiguer et les vêtements, qu’il faudrait remplacer. Peu importait les horreurs que la jeune Croft avait dû vivre ou les souffrances physiques et psychologiques qu’elle avait sans doute endurées, elle était toujours d’humeur égale, joviale, prête à plaisanter au quart de tour, surtout lorsque, de retour chez elle, elle retrouvait son beau vieux majordome, toujours là, fidèle au poste, même après toutes ces années de dur labeur à son service.
– Qu’est-ce que la vie sans vous, Miss Croft ? osa répondre Winston d’un ton qu’il voulait tout aussi amusé, en prenant le sac à dos que l’aventurière lui tendait.
À sa grande surprise, le sac de Lara était aussi léger que s’il avait été complètement vide. De sa faible voix quasi incompréhensible, sauf pour Lara, qui était bien la seule personne au monde à comprendre et à traduire ses marmonnements en paroles, Winston dit alors :
– Qu’avez-vous pris aux momies d’Égypte ?
– Seulement le sable de leurs pyramides, finit-elle par dire, toute joyeuse.
Puis elle déposa une bise de salutation acidulée contre la joue flétrie de Winston, près de sa bouche pâteuse à l’haleine forte. La sueur corporelle à l’odeur de thé de la jeune femme s’insinua dans les fines narines du vieillard, comme une forte empreinte d’encens et dès lors, Winston ne pensa plus qu’à ça.
Puis, plus un mot ne franchit les appétissantes lèvres pulpeuses au goût fruité de Lara, car, comme d’ordinaire lorsqu’elle revenait dans son manoir à la fin d’une aventure, elle se rendait immédiatement à l’étage, montant les marches des escaliers quatre à quatre, pour profiter d’un temps de calme lors d’une douche relaxante.
C’était le même rituel à chaque fois et, tandis que Lara se réchauffait et se délassait sous l’eau bienfaisante d’une douche, pour changer avec l’eau de la pluie du jour, Winston, lui, occupa son temps en lui cuisinant un petit repas à grignoter. Ce n’était pas grand-chose, en tout cas pas de quoi nourrir un sans-abri, selon son point de vue. Il n’y avait en effet qu’une tranche de bacon frit, un seul œuf brouillé, un unique toast beurré et tartiné à la marmelade d’Écosse, une ridicule cuillère de haricots blancs cuits dans une sauce tomate, une minuscule saucisse avec une pomme de terre, tout aussi minuscule et rien d’autre. Bien évidemment, le tout était quand même accompagné d’un grand verre de jus d’orange, comme il se devait.
La préparation du modeste repas terminée, Winston plaça l’assiette garnie, le verre rempli et les couverts sans plus attendre sur son fameux plateau d’argent, non sans un certain mal cependant. Effectivement, celui-ci était cabossé à divers endroits, présentant toute une série de cratères de la profondeur d’une phalange. Lara avait en effet cette fâcheuse habitude d’aimer utiliser l’objet comme cible durant ses séances de tirs à l’arme à feu en plein air. Ainsi, en portant le plat riche en histoires à bout de bras jusqu’à hauteur de son torse, durant son ascension par l’escalier pour accéder à l’étage, Winston se mit aussitôt à jouer les équilibristes, avec le verre rempli à ras bord de jus d’orange. Par crainte d’en renverser, le vieux majordome ne le quitta donc pas des yeux. Fort de ses innombrables années d’expérience dans ce domaine néanmoins, aucune goutte ne s’avisa de sauter hors du contenant.
Mais Winston, malgré son excellente maîtrise, décida de presser le pas pour ne pas trop jouer avec sa bonne fortune. Ainsi, en moins d’une minute, quand il arriva enfin sans encombre au seuil de la chambre personnelle de Lara, il entra directement et sans frapper avec son plateau rempli de nourriture afin de le déposer rapidement, avant de risquer de voir un des aliments dégringoler du plateau.
Le majordome indiscret eut ainsi l’étonnante surprise de découvrir une jeune fille ravissante qui s’était endormie sur son grand lit aux draps blancs nuageux, une serviette de bain très sensuellement enroulée autour de son corps encore humide de la douche. L’héritière Croft, après sa douche chaude et relaxante, était tombée, épuisée de fatigue. Lara s’était endormie, comme l’aurait fait un petit bambin après une journée passée à jouer sans faire de sieste. D’ailleurs, à bien des égards, elle restait encore une enfant, se dit Winston en la voyant ainsi. Il dut s’avouer néanmoins que sa silhouette, belle comme une diablesse tentatrice ou comme une déesse antique, lascivement couchée, attirait irrémédiablement son regard sur ses formes, tel un aimant. Ne pouvant en effet détourner ses yeux de la vision divine de cette houri, digne d’un harem paradisiaque, il commença dès lors à la contempler comme si c’était une œuvre d’art, avec le regard appréciateur d’un collectionneur, envieux de l’acquérir.
Après avoir quasiment passé toute sa vie au service de la famille Croft, c’était bien la toute première fois que Winston considérait l’héritière ainsi, lors d’un moment aussi intime. Sans avoir perdu de sa superbe, sa chevelure mouillée avait simplement perdu son habituelle natte tressée, au profit d’une coiffure où tous ses cheveux étaient à présent tirés vers l’arrière et où les traces du passage d’un peigne étaient encore visibles. Sa serviette de bain, un brin imbibée par l’eau de la récente douche, lui collait à la peau en cachant au mieux les parties les plus secrètes de sa personne. De ce fait, seuls ses jambes et ses bras, fins mais musclés, étaient visibles.
Par ailleurs, Lara, plongée dans un profond sommeil réparateur, attendrissait son majordome et le rassurait. Un peu confus par ses sentiments ambivalents et nouveaux, il restait néanmoins serein, sachant qu’elle ne se réveillerait pas, lui évitant d’avoir à subir la honte d’être pris en flagrant délit de voyeurisme. Toutefois, dès que son regard s’attarda davantage sur la forme harmonieuse d’un de ses pieds délicats, Winston eut tout de même honte que cette vision puisse l’hypnotiser autant qu’un tour d’illusionniste.
D’emblée, il se trouva plongé dans un trouble et une incompréhension. En effet, le vieil homme avait terriblement de mal à comprendre pourquoi il se focalisait ainsi sur cette partie, après tout anodine, du corps de Lara, lui qui n’avait alors jamais porté autant d’attention aux pieds de qui que ce soit. Et pourtant, Winston ne voyait dorénavant plus que cette plante de pied dénudée. Aux premières loges du spectacle auquel il était en train d’assister, il développa d’une manière assez étonnante un fétichisme qu’il n’aurait jamais imaginé auparavant. Spectateur tellement habitué des rides sur sa peau, les plis délicats de la plante du pied de Lara suffisaient à eux seuls à créer une attirance, à créer comme une sorte de lien entre ces deux êtres.
Ayant une vue complète sur la merveilleuse plante blanche de ce pied nu, ainsi que sur le dessous des cinq angéliques orteils, tous plus beaux les uns que les autres, son talon à la forme parfaitement ronde et sans imperfection aucune s’offrit à lui. Quand bien même ce pied venait, il n’y a pas si longtemps, de parcourir des kilomètres et des kilomètres dans la boue, enfermé dans une rangers épaisse, celui-ci restait, pour ainsi dire, divinement beau et féminin.
De la même façon, le subtil trio de couleurs de sa peau, mêlant à la fois un léger rose, une pâleur presque diaphane et laissant apercevoir quelques touches hâlées, couleurs parfaitement réparties comme sur une toile de maître, faisait plutôt penser à un délicieux pancake dégoulinant de sirop d’érable. En plus de la surprise d’entendre son ventre affamé grogner, l’aura indéniable que dégageait ce pied, banal au premier abord, fit néanmoins subitement resurgir la douleur dans la poitrine du vieux Winston et la résurgence de cette nouvelle pointe au cœur inquiéta le majordome. Sa tête dégarnie commença alors à dodeliner dangereusement, comme une tortue marine matriarche et, presque dans la même seconde, il ressentit un frisson intense lui traverser le corps. Winston ressentit alors la morsure affreuse et glacée du froid lui enserrer le cœur, encore plus fort que la fois où Lara, durant ses jeunes années rebelles, l’avait volontairement enfermé dans la chambre froide du manoir pour s’amuser.
Son cœur se mit à battre de plus en plus rapidement, avant de brusquement ralentir. Puis son souffle s’accentua, comme celui d’un homme essoufflé après une épuisante séance de sport. Pris de panique et pour l’unique fois dans l’ensemble de sa longue carrière, Winston lâcha involontairement son précieux plateau d’argent. Bien que cette maladresse lui fît pousser un de ces gémissements coutumiers dont il avait pris l’habitude en avançant en âge, l’ultime bruit qu’il entendit, peu avant de sombrer, fut le tintement de la vaisselle de son plateau, lorsque celle-ci tomba sur la moquette immaculée.
Ce bruit résonna à ses vieilles oreilles comme l’accueillante cloche de bienvenue des portes du paradis de Saint-Pierre. Mais ce ne fut que dans sa dernière seconde de vie que Winston comprit, en observant Lara dormir et constatant que ses paupières devenaient lourdes, elles aussi, que la fin de cette aventure avec Lara avait été bien plus proche que prévu.