Castelcutò était vraiment une minuscule île appartenant à la Sicile. Sa taille était d’ailleurs si petite sur une carte qu’elle revêtait, aux yeux des siciliens, la même importance que l’îlot d’Elbe pour l’Italie. C’est-à-dire que la superficie de ce territoire était si modeste que peu de personnes y prêtaient réellement attention. Cependant, ces deux lopins de terre avaient tout de même autre chose en commun, de beaucoup plus intéressant que leur surface restreinte. Ceux-ci disposaient en effet d’un patrimoine non négligeable pour la grandeur de la nation italienne.
Alors qu’Elbe était restée célèbre de par le monde pour avoir été autrefois le premier lieu d’exil du grand Napoléon Ier, Castelcutò, quant à elle, était réputée pour abriter également une autre personnalité, fort connue. Certes, la notoriété de cette dernière n’égalait en rien celle de l’ex-souverain européen, mais même si sa renommée ne dépassait pas les frontières de son île natale, cela n’enlevait rien à sa popularité.
Et cette personne n’était autre que Maddalena Bonsignore ! Mais qui était donc celle qui restait plus connue sous le magnifique surnom de Malèna ? Et surtout, que pouvait justifier à ce point le renom d’une simple femme au foyer ? Eh bien tous les habitants de l’île, sans exception, avaient déjà vu ou bien au moins une fois entendu parler de Malèna, et tous les hommes de cette petite partie de l’Italie s’accordaient à dire qu’elle était la Beauté Incarnée. L’explication de sa grande réputation était qu’aucune autre des créatures de la Nature n’égalait sa beauté. Que pouvait-on dire de plus sur elle, sinon qu’elle était juste la plus céleste de toutes les femmes que la louve italienne originelle ait jamais nourries ?
De tous les membres de la gent masculine qui voyaient en cette vénus la réincarnation d’Aphrodite, le Segretario Politico de Castelcutò avait eu la chance d’être l’un de ces très rares hommes à la connaître depuis ses plus jeunes années. Encore aujourd’hui, il se souvenait très clairement de la toute première fois où ses petits yeux secs et vitreux s’étaient posés sur la fille de l’instituteur Bonsignore. C’était dans le courant des années 20. Alors que Mussolini marchait à la tête de l’Italie après sa fameuse marcia su Roma, Salvatore et sa jeune famille choisirent Castelcutò comme lieu d’exil.
Le chef de famille n’était pas quelqu’un de spécialement opposé à la vision du Duce, mais il préférait plutôt voir cette vision d’un œil éloigné de la capitale. À peine venait-il de s’installer dans sa toute nouvelle île qu’il trouva rapidement ses aises et se hissa rapidement à la tête de la milice fasciste en devenant le secrétaire du Parti. Aux cours des mois qui suivirent, il fut alors régulièrement invité à de nombreux dîner à l’initiative des citoyens, soucieux de s’attirer ses bonnes grâces. C’est ainsi qu’il rencontra pour la toute première fois, par l’entremise d’un de ses repas de séduction, la sublime Malèna. Et dès le premier instant où sa bouche moustachue effleura la douce peau du dos de sa main, comme il convient de le faire pour saluer une dame avec courtoisie, il ne put effacer cette Malèna de son esprit. À cette époque, elle n’était encore qu’une jeune adolescente, certes, mais malgré ses treize ans d’âge et bien qu’il en ait le double, sa ravissante beauté l’avait intensément marqué, au point même de garder de ce repas un douloureux souvenir, puisque ce fut une torture sans nom de se retrouver devant un pareil fruit divin sans pouvoir y goûter.
Comment quelqu’un pouvait-il sciemment rester insensible un seul instant à la beauté même de cette dernière après tout ? Seul un imbécile le pouvait, et le père de Malèna ne pouvait qu’en être un pour ne pas se douter une seule seconde que sa chère et tendre fille était l’objet d’autant de convoitise de la part des hommes de Castelcutò.
Quoi qu’il en soit, les années suivantes furent aussi insupportables qu’un jeûne pour Salvatore qui, bien d’une nature impatiente, s’était résigné à attendre que ce fruit mûrisse, forgeant ainsi, durant ces insoutenables années d’attente, l’utopique rêve de pouvoir goûter un jour à cette appétissante nourriture une fois qu’elle serait enfin sortie du four de la maturité. Mais au moment même où Malèna fut en âge d’être cueillie, à la fin de l’année 1939, alors que l’Europe entière se préparait à plonger dans une nouvelle guerre, Salvatore apprit à son grand désespoir le mariage de sa Malèna avec un jeune homme répondant au nom de Scordia.
Jusque-là un parfait inconnu, le susnommé Nino Scordia devint très rapidement une légende vivante sur l’île, dès l’annonce du couple qu’il formerait avec la déesse de Castelcutò. Et bien évidemment, tous les hommes de l’île, sans aucune exception, jalousèrent alors le chanceux futur époux. Néanmoins, tous ces envieux n’étaient rien à côté de ce qu’éprouva Salvatore, qui se morigéna sévèrement pour le temps qu’il avait si sottement gaspillé. Lui qui avait sacrifié tant d’années à attendre le moment opportun pour faire sa déclaration, lui qui avait vécu toute sa vie en rêvant du jour où il posséderait enfin Malèna, se mit à ressentir dès lors à l’égard de Scordia une aversion si profonde qu’il pensa à plusieurs reprises à se débarrasser de lui en l’envoyant dormir chez les poissons.
Et bien que le récent statut de dame mariée de Malèna avait tout de même l’avantage non négligeable de la mettre à l’abri des autres Don Juan de l’île, Salvatore ne supporta pas longtemps l’idée de savoir qu’un autre homme que lui puisse la garder si égoïstement sous sa coupe. Ainsi, deux semaines à peine après le mariage, grâce aux avantages que lui conférait son poste de chef de la milice fasciste, Salvatore fit incorporer Nino Scordia dans l’armée italienne et l’envoya immédiatement se battre sur le front le plus éloigné de sa terre natale, et ce, dans l’unique but de refaire de sa Malèna une dame solitaire, lui laissant ainsi le champ libre pour élaborer au mieux son plan de séduction et conquérir une fois pour toutes le cœur de la demoiselle durant l’absence prolongée de son époux.
Au cours des mois qui suivirent cependant, il enchaîna les occasions manquées. Tout d’abord, lors de l’annonce de la mort au combat de Nino Scordia en Afrique Orientale, où son emploi du temps personnel ne lui permit pas d’aller consoler la veuve endeuillée. Il fut en effet en proie à de plus en plus de paranoïa suite à cette annonce inespérée, puisque désormais libérée des contraintes du mariage, Malèna était dorénavant redevenue la cible de tous les hommes de l’île, et ceux-ci étaient, pour le projet pernicieux de Salvatore, des menaces potentielles dont il fallait constamment se méfier, lui volant de ce fait l’intégralité de son temps libre.
D’ailleurs, ce qu’il craignait le plus ne tarda pas à se concrétiser quand des rumeurs circulèrent au sujet de relations sentimentales que Malèna entretiendrait avec le lieutenant Cadei ainsi qu’avec le docteur Cusimano. Et une fois de plus, Salvatore dut user de son rang pour écarter ces ennemis, en mutant le militaire pour l’Albanie, et en faisant interner le médecin dans une clinique psychiatrique. Deux de moins. Puis, lorsqu’il sut que le père Bonsignore avait renié et abandonné sa fille suite à ces ragots, qui se propagèrent comme une traînée de poudre dans l’esprit des habitants de Castelcutò, Salvatore rata de nouveau le coche en ne venant pas à son secours pour l’épauler dans cette douloureuse épreuve. Pendant plusieurs semaines, il s’était une fois encore auto-flagellé en pensée.
Plus encore quand il apprit peu après, que l’avocat Centorbi avait eu beaucoup plus de courage que lui en sachant profiter de la détresse de l’éplorée. Et même lorsqu’il apprit plus tard sa rupture avec l’avocat, alors que les portes étaient pourtant grandes ouvertes, il ne se rua pas sur la route qui était toute tracée vers sa dulcinée. Il ne cessa en effet de repousser l’échéance, la raison étant que Salvatore était loin d’être célibataire, comme l’était Centorbi qui restait, malgré ses cinquante-quatre ans, encore dans les jupes de sa mère.
Oui, après tout, Salvatore avait déjà une épouse, et il craignait de finir comme ce pauvre Cusimano qui s’était ridiculisé sur la place publique après avoir mordu trop tôt à l’appât de la beauté, sans avoir au préalable eu le temps de signer les papiers d’un divorce. Pour Salvatore, la crainte que son épouse ne découvre une éventuelle relation avec Malèna, comme avait réussi à le faire la femme de Cusimano, et que sa carrière puisse ensuite en pâtir, était assez grande pour se résoudre à ne faire qu’espionner au loin cette déesse méditerranéenne à la beauté surhumaine. Certes, son poste haut placé pouvait le couvrir de tout scandale et lui éviter de reproduire le triste sort qu’avait eu à subir le docteur Cusimano, mais il n’osa tenter le diable.
Sauf que les événements de la fin du conflit mondial bousculèrent les plans du secrétaire du parti fasciste, quand ce dernier prit connaissance de la mort du professeur Bonsignore, le père de Malèna, décédé lors du bombardement de l’île par l’aviation alliée. La nouvelle du décès ne l’avait aucunement attristé, bien au contraire. Il en était plus qu’heureux, mais bien sûr, il le gardait pour lui, et bien évidemment, en public, il feignait d’éprouver une once de compassion pour sa mort. En réalité, sa mort avait su raviver les espoirs de Salvatore, puisque maintenant, Malèna ne pourrait plus jamais bénéficier ni du pardon, ni du soutien, ni de la protection paternelle. Sa disparition lâchait donc à tout jamais Malèna aux griffes des gens de l’île et à partir de cet instant précis, Salvatore sut qu’il était enfin temps pour lui de reprendre le poste vacant de Centorbi en jouant le rôle de son nouveau garde du corps.
Dès l’enterrement du père et le cercueil mis en terre, Salvatore se porta à la rencontre de cette statue de solitude qu’incarnait tristement mais à la perfection Malèna et, sans se soucier un tant soit peu de son chagrin, omettant même de lui présenter ses condoléances, il glissa à son oreille un odieux murmure : « Je suis à votre disposition ». Le soir même, il était chez elle, et bien que cela le répugnât un instant de passer après l’avocat Centorbi, le « bouc », comme les gens le surnommaient, il passa facilement outre dès qu’il réalisa que la madone était enfin sienne.
Les jours suivants, il fit interpellation sur interpellation, arrêtant nombre d’individus pour le seul motif qu’ils s’approchaient trop près de la demeure de sa protégée. Tout le monde était désormais sur la sellette, et quiconque oserait franchir les nouvelles frontières décrétées par Salvatore risquait de se voir tout bonnement banni de l’île. Avec ce genre d’intimidation, Salvatore ne craignait plus de perdre Malèna au profit d’un autre et il était aussi certain de pouvoir la garder auprès de lui le plus longtemps possible. Salvatore remarqua également, durant ses rondes de protecteur, ou plutôt durant ses rondes de geôlier, que la plupart des hommes qui gravitaient le plus souvent autour de Malèna se ressemblait un peu tous physiquement. Il s’agissait régulièrement d’hommes d’un certain âge avec comme principal défaut physique une calvitie flagrante. D’ailleurs, les deux derniers amants en date, Cusimano et Centorbi, étaient atteints tous deux de calvitie sévère et Salvatore, qui souffrait lui aussi de calvitie, se disait qu’il avait amplement ses chances pour pouvoir la garder le plus longtemps possible auprès de lui.
Mais après tout, qu’importe quel type d’homme elle aimait réellement, puisque dans sa situation précaire, tout ce qui comptait pour elle, c’était que son nouvel amant puisse fournir de la nourriture pour chaque jour que Dieu faisait, et Salvatore aimait assez l’idée qu’il ne représentait pour elle qu’un maître venant la nourrir comme un vulgaire animal domestique. Aussi, en tant que secrétaire du parti fasciste et de la position qu’il occupait dans l’administration de l’île, cela lui permit d’obtenir tout ce qu’elle désirait comme mets. En échange, Salvatore put lui-même réclamer ce qu’il voulait d’elle depuis toujours. Tant qu’il lui apporterait de la nourriture, Salvatore pourrait toujours goûter à son corps de déesse, qui avait le même goût que l’ambroisie des dieux. En effet, à chaque fois qu’il humait son paradisiaque parfum citronné, il se sentait devenir immortel. Il se sentait enivré à chacune des dégustations de sa peau fruitée. Plus d’une fois même il s’était senti réincarné dans la peau d’un héros des temps antiques quand il reproduisait la scène de l’allaitement de Romulus ou Remus, les mythiques fondateurs de Rome. Dans ce genre de situation, Salvatore savait qu’il vivait là les plus beaux souvenirs de sa vie.
Mais Salvatore sut très vite que le bonheur qu’il vivait était loin d’être quelque chose d’éternel, car le bonheur était par essence de nature fugace. Et ce fut l’arrivée soudaine des troupes allemandes pour la reconquête de l’Italie qui vint lui ôter ce bonheur à tout jamais, de façon d’autant plus brutale qu’il se passa du jour au lendemain, stoppant net sa relation avec la veuve Scordia. Malèna avait en effet trouvé plus judicieux de s’allier avec l’envahisseur germanique pour obtenir protection face à ses compatriotes italiens de Castelcutò, qui avaient été si odieux avec elle pendant toute la durée de la guerre.
Ainsi s’acheva donc son histoire avec Malèna et pourtant, malgré sa durée éphémère, Salvatore resta assez fier d’avoir su trouver le timing parfait pour que cette relation puisse exister, surtout lorsqu’il découvrit avec horreur les dégâts irréversibles sur la divine apparence de son ancienne amante lors de son lynchage sur la place publique par les femmes siciliennes jalouses d’elle, au moment de la libération de l’île par les troupes américaines.
Témoin de la capitulation de l’axe, l’ancien secrétaire du parti fasciste parvint à se reconvertir de justesse en parrain de la mafia locale afin de pouvoir conserver la main sur Castelcutò et sa population et ce, le plus longtemps possible, dans le seul but – non avoué – de se venger des responsables du départ contraint de sa Malèna, désormais exilée de l’île. Et même s’il savait qu’il ne pourrait échapper indéfiniment à la potence humaine ou à la justice divine, Salvatore ne regrettait absolument rien de son passé et continuait encore aujourd’hui à considérer, contrairement à ses compatriotes siciliens, que la période de la Seconde Guerre mondiale était pour lui la meilleure chose qui lui soit jamais arrivée.