Quand les chiffres digitaux 5 : 12 apparurent en vert fluo sur le petit écran du réveil qui reposait sur sa table de chevet, Walter, qui avait pourtant subi le long enchaînement des minutes depuis qu’il s’était réveillé en sueur vers les trois heures du matin, se détourna en soupirant de son appareil. Roulant sur le dos pour présenter son visage au plafond, il pivota néanmoins rapidement sur l’autre côté, à l’endroit où dormait sa moitié. Sa main encore somnolente et matinale se souleva doucement pour venir se poser sur l’opulente chevelure de sa compagne Skyler. Ses doigts de cinquantenaire se mirent ensuite à s’emmêler langoureusement dans les mèches blondes de son épouse, qui était dans un sommeil si profond qu’elle semblait être plongée dans un état presque comateux.
Étendue à son côté, couchée sur son côté droit pour le bien-être du bébé qu’elle portait dans son ventre, Skyler tournait ainsi le dos à Walt. Enduit d’une crème de nuit aux fragrances envoûtantes du fruit de la vigne, la peau de son corps dégageait une odeur si angélique qu’elle donna rapidement l’impression aux sens de Walter de se promener à travers les champs Élyséens. Étrangement, la chemise de nuit à carreaux bleu ciel d’été qu’elle portait fit penser à Walter à une grille de mots croisés. Cela lui rappela alors instantanément la toute première fois où il lui avait adressé la parole, bien des années auparavant. Celle qui deviendrait plus tard la femme de sa vie travaillait à l’époque dans un petit restaurant, situé non loin du laboratoire de Walt. Le chimiste avait alors tout de suite remarqué l’habitude qu’avait la jeune serveuse de s’accouder au comptoir pour pouvoir faire le plus discrètement possible ses mots croisés quand bien sûr, la clientèle lui en laissait le temps.
Ce simple souvenir vint relever le coin des lèvres de Walter en un timide sourire, mais rapidement, sa vue se retrouva brouillée par une brusque montée de larmes, quand il jeta par mégarde un œil par-dessus l’épaule de sa femme. Le peu de bonheur qu’il y avait en lui s’éclipsa d’un seul coup quand il vit que la table de chevet de sa femme débordait de bouquins. Nombre de livres y étaient en effet empilés pour en former une pile instable, et cette tourelle de savoir traitait d’un seul et même sujet. Tous les livres sans exception concernaient le bébé qui allait bientôt naître.
Attristé par la pensée que son cancer n’allait lui donner que très peu de temps pour apprendre à connaître son futur enfant, Walter décida d’abandonner rapidement la chaleur de ses draps pour ne pas se mettre à pleurer, et éviter ainsi de donner à sa femme un avant-goût de sa très prochaine attitude face au nouveau-né. Mais une fois sorti à la fraîcheur ambiante, des rides creusèrent son front presque dans le même temps où sa mâchoire se crispa quand, en posant le pied par terre, il remarqua que son autre pied allait aussitôt rejoindre le premier pour entrer machinalement dans ses pantoufles.
« Cela allait donc être la même rengaine chaque matin ? » Se dit Walt en observant ses pieds se blottir à l’intérieur de ses chaussons douillets. Toutes ces années à répéter chaque jour les mêmes gestes avaient conditionné son corps à agir de la sorte sans même qu’il ne s’en rende compte. Cette constatation le plongea dans le désarroi le plus complet et une envie folle le prit d’écrabouiller sauvagement ses chaussons sous ses talons pour les réduire à l’état de crêpes, ne serait-ce que pour se défaire au moins une fois de cette infernale coutume matinale. C’était bien pour lui quelque chose de nouveau de ne plus arriver à supporter ce genre de petites choses, qui lui faisait tristement réaliser que sa vie ne se résumait en fait qu’à une succession de journées, aussi semblables les unes que les autres. Mais il se ravisa néanmoins, comme toutes les fois où il avait déjà envisagé de laisser libre cours à sa colère.
Intériorisant donc du mieux qu’il le pouvait toutes ces pensées énervantes, Walter chaussa sa paire de lunettes et se leva ensuite pour se diriger d’un pas traînant dans sa salle de bain. Là, une fois à l’intérieur, après avoir refermé la porte tout doucement derrière lui, il resta un long moment, sans rien faire d’autre qu’observer dans le reflet du miroir les effets du temps sur son visage avec mélancolie. Après avoir vainement tenté de rectifier sa coiffure ébouriffée avec ses doigts gourds, il s’empara nonchalamment de son peignoir et glissa son corps aux pectoraux encore bien dessinés dans le vêtement, avec autant de lenteur que celle d’un vieillard. Il emprunta ensuite le couloir qui menait de la chambre à coucher à la cuisine, mais arrivé au milieu du chemin, il stoppa net. Là où il s’était arrêté se trouvait la porte qui menait à la chambre de son fils aîné, et il ne put s’empêcher de l’entrouvrir légèrement pour pouvoir épier un instant sa progéniture. Tout comme sa mère, Walter Junior dormait paisiblement. Rassuré, Walter Senior ne s’attarda donc pas plus longtemps, de peur que la vue de son enfant produise le même résultat que la vue des livres sur le chevet de Skyler.
Reprenant donc son chemin, il atteignit enfin la cuisine qui était encore, à cette heure-ci, complètement baignée dans l’obscurité. Mais Walt connaissait tout de même assez bien sa maison pour arriver à se déplacer à l’intérieur, même à l’aveuglette. Sans mal, il parvint donc à trouver son frigo, qu’il s’empressa d’ailleurs d’ouvrir pour en sortir une bière qu’il décapsula aussitôt. Ce n’était certes peut-être pas très recommandé pour rester en bonne santé que de remplacer une tasse de café par une bière dès le réveil, mais à vrai dire, il n’en était plus vraiment à ça près maintenant. Walter trouva ensuite le téléphone qui attendait sur le comptoir de la cuisine. Il ignorait encore s’il allait réellement appeler Hank, mais il ne cessait en tout cas d’y réfléchir depuis les trois heures du matin.
Sortant prendre l’air sur sa terrasse derrière la maison, Walter se laissa péniblement tomber sur une chaise qui faisait face à la piscine. Affalé sur ce siège métallique, il posa sa bière et le téléphone sur la petite table ronde près de lui, et sortit ensuite d’une des poches de son peignoir une banale boîte d’allumettes qu’il avait conservée jusque-là en secret depuis son si alarmant diagnostic. Au-dessus de lui s’étalait le ciel sans nuage d’Albuquerque. Les chants des oiseaux matinaux venait remplacer ceux des grésillons nocturnes comme bruit de fond, et le froid et le noir de la nuit se faisaient voler la vedette par la clarté et la chaleur naissantes du jour. Mais Walter ne prêtait aucune attention à tout ce qui l’entourait. L’intégralité de ses sens était désormais focalisée sur l’allumette qu’il venait juste de craquer.
Walter connaissait toutes les propriétés chimiques d’une allumette, et il y a peu encore, il savait apprécier à sa juste valeur toute la splendeur qu’il y avait dans la transformation du phosphore rouge en ce phosphore blanc, qui venait immédiatement s’enflammer en présence du dioxygène de l’air. Mais cette fois-ci, au regard de la flammèche qui léchait la brindille, il n’avait plus du tout le même émerveillement qu’auparavant. Car Walter, qui venait à peine de clore sa cinquantième année, se retrouvait bizarrement à comparer son demi-siècle d’existence avec l’éphémère allumette. Avec cette flamme qui jouait le rôle du temps, la vie d’un homme ne se résumait-elle pas tout simplement à celle d’une allumette ? Pour Walter, la brusque naissance d’un homme était aussi semblable au craquement de ce vulgaire petit objet. Le feu qui surgissait de l’extrémité de la tige suivait sa route linéaire sur la surface du bois, sans jamais pouvoir revenir en arrière, tout comme le temps qui défilait à une vitesse folle aux yeux des Hommes. Il voyait également dans ce petit bout de bois tout le chemin arpenté par l’Homme au cours de son si court passage sur Terre. Et la lumière de cette flammèche qui s’éteint ? N’était-elle pas comme les yeux, qui cessent à jamais de briller dans le regard d’un mort ?
Perdu dans ses réflexions, Walter se mit à penser pendant un bref instant à Dieu, bien que pour lui, l’existence d’un tel Être Suprême était plus que discutable. Mais son athéisme avait au moins l’avantage de lui permettre d’imaginer le Dieu de l’Univers sans craindre d’éventuelles représailles du Ciel. Il imagina alors un vieil homme vêtu d’une blouse blanche, à l’instar d’un professeur de chimie, tenant dans ses mains une boîte d’allumettes aussi similaire à celle qu’il possédait à l’instant. Il inventa un Très-Haut qui passait son éternité entière à mettre le feu à des allumettes pour déterminer la durée de vie de chaque humain qui naissait sur Terre. Cette idée amusante eut au moins le mérite de le distraire un instant, avant de réaliser de nouveau que son existence semblait avoir été aussi rapide que la consomption de cette allumette entre ses doigts.
Le petit feu venait à peine de finir de ronger la première moitié du petit morceau de bois, que déjà, il le voyait courir vers le bout de ses doigts avec grand appétit. Walter sentait venir à lui sa chaleur dévorante, qui avait vite fait de transformer sur son sillage l’allumette bien carrée et raide en une petite chose noire, calcinée et toute tordue. Mais c’est surtout en voyant la flammèche qui continuait à danser à toute vitesse et à se débattre avec ardeur pour survivre au détriment du morceau de bois, que Walter sut à cet instant qu’il ne voulait absolument pas finir ainsi. Il ne voulait en aucun cas vivre au détriment de ses proches, comme cette flamme survivait en se nourrissant de la brindille.
Quelque chose vint alors rapidement se nicher dans un recoin de son esprit, et tel le cancer qui lui rongeait désormais les poumons, cette idée vint lui dévorer le cerveau. Et cette idée qui se baladait dans sa tête depuis peu se résumait à un seul petit mot : méthamphétamine. Tout ce qui préoccupait Walter depuis son diagnostic, c’était le devenir de sa famille, et il se demandait comment celle-ci allait bien pouvoir s’en sortir une fois qu’il serait parti. Car il savait pertinemment que sans lui, et sans cette idée qu’il avait en tête, Skyler et Junior ne pourraient s’en sortir financièrement. En tant que chef de famille, il était donc de son devoir de mettre l’ensemble des membres des White à l’abri du besoin avant de définitivement éteindre l’allumette de son existence. Et avec ce cancer qui logeait dans ses poumons, cela lui donnait à peine six mois pour y parvenir. Certes, une chimio aurait l’avantage de prolonger sa vie d’une année supplémentaire, voire peut-être même deux. Cependant, en y réfléchissant plus sérieusement, cela donnerait à peine le temps à son enfant, qui grandissait encore dans le ventre de Skyler, de parvenir à garder en mémoire le souvenir de son père. Il chassa donc rapidement cette chimio de son esprit.
Mais avant d’avoir suffisamment de courage pour s’emparer du téléphone pour composer le numéro de son beau-frère, Walter se mit soudainement à craquer une à une toutes les allumettes de son paquet, avec l’objectif de ne plus en laisser une seule, mais également de ne pas laisser le temps aux flammes de se propager au-delà des embouts rouges. Et, bien qu’entrecoupées par des gorgées de bière avalées en hâte, les allumettes diminuèrent de la boîte à une vitesse incroyable. Pendant ce temps, Walter se mit aussi à espérer un peu sottement que l’appel qu’il allait bientôt passer puisse lui apporter, en plus de faire vivre sa famille après son départ, peut-être bien une deuxième allumette d’existence. Peut-être qu’au moins, avec cette dernière allumette, cette dernière chance, il pourrait enfin vivre quelque chose qui sorte de l’ordinaire et qui le libère de toutes ces habitudes que sa « première vie » ne connaissait que trop bien.